Opium fixait la tache rouge sur le sol, comme hypnotisée par la couleur vermeille et les bords irréguliers. Fascinée elle pensait que c’était certainement la plus belle chose qu’elle avait jamais vu. Elle aurait appelé cela de l’art si seulement elle savait que l’art existait. L’enfant avait envie de se rapprocher, de toucher, de sentir, de ressentir mais elle n’osait pas, comme si une main invisible la retenait car même si elle trouvait cela magnifique au fond d’elle une voix lui soufflait un pressentiment funeste. D’ailleurs le blanc et la solennité de la pièce lui donnait des frissons dans le dos, comme si de mauvaises choses se produisaient ici. D’ailleurs les adultes qui passaient près d’elle, lui lançaient un regard étrange, plein de fatigue et de pitié entremêlées, que Opium n’arrivait pas à comprendre. La foule qui remplit bientôt la pièce la ramena à la réalité, à la raison qui l’avait amené à pousser les portes de l’usine. Ou plutôt de la boucherie principale du district bien qu’elle ignorait encore que cela en était un.
L’enfant vivait dans le district dix, le district producteur de bétail. Son père était éleveur et sa mère travaillait dans « l’usine » comme la gamine l’appelait. L’innocence encore préservée de la rousse lui permettait de croire que la viande qu’elle mangeait, rarement, était produite en morceau sans subir aucune transformation, comme sa mère la lui servait dans son assiette. En réalité, Opium devait bien être la seule personne de tout le district, même de tout Panem, à ignorer ce qu’il se produisait dans ce lieu. Opium fut sortit de ses pensées quand quelqu’un l’agrippa par les épaules, et l’attira sans ménagement vers la sortie.
« Qu’est-ce que tu fais là ? Je t’avais interdit de franchir ses portes. » La petite leva des yeux étonnés et désolés sur le visage contrarié de sa mère. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle était en colère, elle n’avait rien fait de mal ! L’enfant haussa les épaules, et sa mère finit par soupirer avant de l’enlacer de soulagement.
Seule fille, et dernière enfant, d’une fratrie de quatre enfants sa mère voulait absolument protéger sa fille et la faisait vivre dans un monde rose et parfait lui cachant les Jeux de la faim -
« c’est juste un jeu à la télévision ma chérie » - remis en place l’année de sa naissance mais également la moindre trace des violences et privations du quotidien. Ainsi, la petite fille vécut son enfance bien mieux que beaucoup d’autres enfants de Panem, même si la faim la tiraillait souvent. Mais cette période ne dura pas, et après dix années de naïveté, son innocence se brisa, comme une bulle de savon ne résistant pas au premier coup de vent.
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Opium fixait l’écran avec intérêt, comme le reste de la maison. Elle sentait la tension autour d’elle, le stress et la peur qui régnait dans la pièce. L’enfant de 10 ans regardait pour la première fois de sa vie les Jeux de la faim, et cela lui donnait des frissons dans le dos. Elle était blottie et enlacée contre une de ses amies dont la sœur était le tribut du district dix. La rousse la sentait réagir à la moindre image qui apparaissait, au moindre plan sur un des tributs, à la moindre goutte de sang qui coulait de peur que ce soit sa sœur qui fut touchée. Opium, elle, se sentait mal devant un tel spectacle mais en même temps elle était tellement fascinée. Elle était indéniablement attirée par tout ce sang couleur vermeil, ce liquide de vie. Chaque goutte faisait accélérer son cœur mais pas forcément pour la bonne raison. Mais Opium ressentait également de la culpabilité, sa mère lui avait fait promettre de ne pas regarder les Jeux et pourtant elle était là. Elle se justifiait en se disant que c’était pour son amie qu’elle était là, mais elle savait que c’était en partie faux. Elle voulait voir ce qu’on lui avait interdit depuis toutes ces années. Habituellement, sa mère veillait à ce qu’elle soit loin de tous écrans mais cette année elle n’était pas là. Le père d’Opium venait de mourir après une longue maladie et sa mère avait bien trop de choses à faire plutôt que de s’occuper de sa fille.
Alors l’enfant venait là, tous les jours, et restait horrifiée et fascinée par ce qu’elle voyait. Cinq jours après le début des Jeux la sœur de son amie mourut, d’épuisement et de faim, sans doute. D’ailleurs Lilly ne pouvait pas comprendre comment elle avait pu mourir alors qu’aucune goutte de sang n’avait coulé. Elle fut triste, vraiment, pour son amie et les deux portèrent de concert leurs habits de deuil.
Opium découvrit cette année la réalité, pas celle que sa mère avait voulu lui créer, mais plutôt celle de Panem, où les enfants payaient chaque année pour une révolte si lointaine. Cependant elle découvrit aussi, par le vainqueur, qu’on pouvait tout avoir, et que malgré toutes les horreurs de son monde, on pouvait quand même s’en sortir, d’une manière ou d’une autre.
U.C.